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La chronique
de Lionel Maumary

Almanach des migrations

Le Corbeau freux s'installe à Lausanne

Lionel Maumary, Oiseaux.ch, 18.04.2012


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C'est un vendredi 13 avril 2012 que la colonie d'oiseaux noirs a été découverte au parc de Valency à Lausanne. Si d'aucuns n'y verront que des envahisseurs de mauvaise augure, d'autres apprécieront l'installation nouvelle de ce corvidé dont la nidification reste très localisée en Suisse. Les nids ont été construits en deux groupes de respectivement 10 et 20 nids sur des charmes. Cette espèce essentiellement originaire d'Europe de l'Est n'était connue que comme hivernante, formant des dortoirs dans les arbres bordant le lac à Vidy et Ouchy. La nidification du Corbeau n'avait jamais été signalée à Lausanne, ce corvidé étant actuellement en forte expansion en Suisse et dans le bassin lémanique. Une corbeautière a également été découverte récemment dans le vallon de la Venoge à Grancy VD.

Le Corbeau freux niche à travers toute la zone climatique tempérée d’Eurasie, de la péninsule Ibérique aux côtes du Pacifique. La sous-espèce nominale niche du nord de l’Espagne et de la Grande-Bretagne jusqu’au Ienisseï et à l’Altaï, remplacée plus à l’est par C. f. pastinator jusqu’aux côtes de la mer d’Okhotsk, au Japon et à l’est de la Chine. Son aire européenne est limitée au sud par les Alpes, les Balkans et le Caucase et au nord par la côte finlandaise de la Baltique, quelques populations isolées se reproduisant dans le centre de la Suède et le sud de la Norvège. Avec plus de 900'000 couples chacune, la Grande-Bretagne et la Biélorussie sont les pays les plus peuplés d’Europe (Russie non comprise). Les populations nordiques et orientales sont les plus migratrices, se décalant vers le sud-ouest pour hiverner en partie aux côtés de celles d’Europe occidentale, au comportement migrateur moins marqué, au sud jusque sur le pourtour méditerranéen.

Depuis 1963, le Corbeau freux niche localement dans le nord-ouest de la Suisse, notamment dans le Seeland BE/FR, dans les basses plaines de la Broye VD/FR et de l’Aar BE/SO, à Berne, en Ajoie JU et à Bâle ; l’espèce s’est récemment installée à Genève. Les migrateurs et hivernants peuvent être observés dans toutes les régions basses au nord des Alpes, remontant parfois les vallées du Rhône et du Rhin. Ils empruntent en automne des couloirs migratoires où jusqu’à 10'000 oiseaux, voire plus, peuvent être comptés par jour, p. ex. dans le Haut-Rhin F ou au défilé du Fort-l’Ecluse F. Les observations régulières en automne aux cols de Bretolet VS, de la Croix VD et de Jaman VD, témoignant du franchissement des Alpes. La principale zone d’hivernage helvétique se situe dans les environs de Bâle, où l’effectif a été évalué à 10'000 oiseaux au début des années septante ; d’autres régions accueillent des effectifs relativement importants en hiver, comme autour du lac de Constance, le Seeland BE/FR, les plaines de la Broye VD/FR, de l’Orbe VD, de l’Aar BE/SO, la basse plaine du Rhône VD/VS et la vallée de la Venoge VD.

Les jeunes se dispersent dès le mois de juillet, mais la plupart des adultes demeurent tout au long de l’année au voisinage des colonies. Dès mi-septembre (p. ex. env. 100 ind. le 16 septembre 1983 à Montherod s/Lausanne VD) mais surtout à partir de la deuxième décade d’octobre arrivent des grands groupes de Freux provenant d’Europe orientale, leur passage culminant dans la seconde moitié d’octobre et se termine fin novembre. Tout au long de l’hiver, les groupes se manifestent par leurs déplacements nycthéméraux entre leurs sites de gagnage et leurs dortoirs. Le départ des hivernants a lieu dès la deuxième décade de février et surtout en mars, la migration de printemps se prolongeant jusqu’à mi-avril, laissant parfois des attardés jusqu’à mi-mai.

Depuis les années septante, on constate une augmentation continue des effectifs en Europe centrale et orientale, malgré des persécutions directes. Très récemment, de nouvelles colonisations ont également été observées en France, en Allemagne, en Autriche, dans les Balkans et en Turquie La première nidification du Corbeau freux en Suisse date de 1963, lorsqu’un couple a élevé 2 jeunes dans la plaine de l’Orbe. En 1964, ce site n’a plus été occupé, mais deux colonies se sont implantée respectivement à Ins BE et à Bâle ; la première comptait 4 couples en 1964 puis a fluctué entre 3 et 35 couples jusqu’en 1977 pour atteindre 50 paires en 1978, tout en essaimant ailleurs dans le Seeland BE/FR et dans la basse plaine de la Broye VD/FR dès 1974 (nidification à St-Aubin FR) ; la deuxième a débuté avec 12 couples, puis a essaimé largement malgré les persécutions ; dès 1971, env. 100 couples ont niché régulièrement. Il est probable que la colonie bâloise soit issue de la corbeautière établie dès 1960 à Mulhouse F. La plaine de l’Aar BE/SO a été colonisée dès 1984, l’Ajoie JU et la ville de Berne dès 1988 puis le canton de Genève dès 2000. Le site atypique de Meiringen, dans les Préalpes bernoises, n’a été que brièvement occupé par 5-6 couples en 1973/74. Entre les périodes d'atlas 1972-76 et 1993-96, le nombre de carrés occupés est passé de 6 à 24, ce qui représente une expansion de 300 %. L’effectif helvétique est passé de 407 couples en 1990 à près de 1'600 couples répartis en 50 colonies en 1999 ; la population a donc triplé en moins de 10 ans ! Dans la région du lac de Constance, seule une tentative de reproduction a eu lieu en 1982 à Bermtingen. Le nombre d’hivernants peut fluctuer grandement d’une année à l’autre, les vagues de froid provoquant l’exode d’oiseaux orientaux. Au Fort-l’Ecluse F, le nombre de migrateurs en automne est passé de 90’000-100’0000 ind. dans les années 1970-1980 à env. 70'000 dans les années 1990, probablement en raison d’une sédentarisation liée au réchauffement climatique.

Le Corbeau freux niche en sociétés bruyantes sur les cimes des hauts arbres à proximité de plaines cultivées, habitant les paysages ouverts garnis de boisements isolés, dans les plaines fluviales et au bord des lacs. Il niche de préférence dans les boqueteaux des zones agricoles mais s’installe localement aussi sur les platanes des parcs et des allées jusqu’en pleine ville. Diurne et grégaire, il se nourrit en été de gros insectes (hyménoptères Hymenoptera, diptères Diptera, coléoptères Coleoptera, orthoptères Orthoptera et chenilles Lepidoptera), d’araignées, de myriapodes, gastéropodes, lombrics, batraciens, reptiles, d’œufs et d’oisillons, occasionnellement aussi de micromammifères ; en automne et en hiver, le régime alimentaire se compose surtout de graines et de fruits divers, de tubercules et racines ainsi que et déchets alimentaires, qui peuvent aussi être exploités en été pour nourrir les jeunes. Il picore généralement sa nourriture au sol en marchant, mais peut capturer les gros insectes en vol et cueillir les fruits sur les arbres. Il peut parcourir plusieurs kilomètres pour nourrir ses jeunes. Grégaires tout au long de l’année, les Corbeaux freux se déplacent en groupes souvent importants entre les lieux de gagnage et les dortoirs, parfois distants de 20 km ; ils recherchent pour dormir de hauts peupliers riverains qu’ils rallient en fin d’après-midi et où se mêlent aussi des Choucas des tours et des Corneilles noires dans un brouhaha de croassements nasillards et geignards « grèèèh ». Le vacarme des oiseaux au dortoir ou autour des colonies peut être assourdissant.

Le Corbeau freux niche en colonies denses, appelées corbeautières, regroupant jusqu’à 90 couples en Suisse. Le nid de branchettes garnis d’herbes sèches, de feuilles et de mousses est construit dans les rameaux des plus hautes branches des arbres. La construction débute généralement en mars, parfois en février, voire en novembre déjà ; les anciens nids sont fréquemment réutilisés. La ponte des 3-5 (2-6) œufs a généralement lieu entre fin-mars et mi-avril ; les œufs sont pondus à 1 jour d’intervalle. L’incubation par la femelle dure 16-18 jours dès la ponte du dernier ou pénultième œuf. Les jeunes quittent le nid au bout de 29-30 jours et sont indépendants env. 1 mois plus tard. La maturité sexuelle est atteinte à l’âge d’1-2 ans. La sociabilité du Corbeau freux l’incite à rassembler ses colonies, ce qui conduit à de fortes concentrations locales. Ainsi, en 1996, 241 couples nichaient en 12 colonies dans les environs de Bâle et 179 en 9 colonies à Berne/Zollikofen. A eux seuls, ils comprenaient 58 % de l’effectif national.

L’espèce a beaucoup souffert des persécutions systématiques au début du XXe siècle, notamment en France. Outre les facteurs écologiques, la poursuite de l’expansion du Corbeau freux en Suisse dépendra de la tolérance de l’homme à son égard.



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