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La chronique
de Lionel Maumary

Almanach des migrations

Une Corneille mantelée à Buchillon

Lionel Maumary, Oiseaux.ch, 08.02.2014

Lors du recensement international du 11 janvier 2014, une Corneille mantelée Corvus corone cornix « pure » se trouvait au bord du Léman à Buchillon VD. Cette forme de la Corneille noire est très rare en hiver sur le Plateau suisse, probablement en provenance de l'est de l'Europe, alors qu'elle niche au sud des Alpes (Tessin) où elle est sédentaire. On observe régulièrement quelques Corneilles mantelées en Valais et dans le Chablais vaudois, où elle s'hybride avec la Corneille noire. Les Corneilles présentant des caractères intermédiaires entre les deux sous-espèces sont donc plus fréquents au nord des Alpes que des individus « purs ».


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L'aire de distribution de la Corneille/mantelée couvre la majeure partie de l'Eurasie, des côtes atlantiques à celles du Pacifique, limitée au sud par la Méditerranée et au nord par la mer de Barents. L'espèce est divisée en 2 groupes : groupe corone (Corneille noire) : sous-espèce nominale niche de l'Angleterre et du Pays de Galles à la péninsule Ibérique et aux Alpes, à l'est jusqu'en Allemagne, à la République tchèque, l'Autriche et la Slovénie, remplacée par C. c. orientalis de l'Iran à travers l'Asie centrale jusqu'au Kamtchatka, au Japon et au nord de la Chine ; groupe cornix (Corneille mantelée) : C. c. cornix niche de en Irlande, en Ecosse, aux îles Féroé, en Scandinavie et l'est de l'Allemagne à travers le nord de la Russie jusqu'au Ienisseï, ainsi que dans le nord de l'Italie, en Corse, en Slovaquie, en Hongrie et en Roumanie, C. c. sharpii dans la moitié sud de l'Italie (y compris la Sardaigne et la Sicile) et de la côte Dalmate à travers les Balkans (y compris la Crète) à travers la Turquie jusqu'au Caucase et à l'Altaï, C. c. pallescens à Chypre, au Levant, sur la côte sud de la Turquie, dans le nord de l'Irak et le long du Nil en Egypte, C. c. capellanus en Irak et dans le sud-ouest de l'Iran. Avec env. 1'000'000 de couples, la Grande-Bretagne héberge la plus forte population européenne (Russie non comprise). L'espèce est généralement sédentaire dans l'ouest et le sud de son aire de distribution, partiellement migratrice dans le nord et l'est.

La Corneille noire niche dans toute la Suisse, de la plaine à la limite supérieure des forêts, côtoyant la Mantelée au Tessin ainsi que, dans une moindre mesure, dans les vallées méridionales des Grisons et la vallée du Rhône en Valais central. Les nidifications les plus élevées ont été signalées à 2'100 m au val Trupchun GR et au val d'Hérens VS. Au Tessin, la fréquence de la Corneille mantelée diminue du sud au nord ; elle y est plus abondante que la Noire dans le sud du canton. Les deux morphes s'hybrident dans leur zone de contact, qui paraît particulièrement étroite sur le versant sud des Alpes étant donné une ségrégation verticale, la Corneille mantelée étant plus rare que la Noire en altitude. Des Corneilles mantelées pures ou métisses sont régulièrement observées au nord ou à l'intérieur des Alpes, souvent isolées parmi des Corneilles noires. La première nidification d'un couple de Corneilles mantelées phénotypiquement pures au nord des Alpes a eu lieu en 1993 dans le Schanfigg à Peist GR. L'espèce peut aussi être observée au-dessus de la limite des arbres en migration, les observations étant régulières en automne aux cols de Bretolet VS, de la Croix VD et de Jaman VD.

La plupart des Corneilles indigènes sont sédentaires, notamment les adultes, mais les jeunes surtout peuvent gagner le sud de la France en hiver, comme le montrent les reprises d'oiseaux bagués et quelques observations dès mi-septembre sur les cols alpins. Les hivernants comprennent une petite proportion d'oiseaux provenant d'Europe de l'Est. Le passage culmine dans la seconde moitié d'octobre pour se terminer fin novembre. La migration de printemps débute fin janvier/début février, culmine de mi-février à mi-mars et se termine début avril. Une tendance à la sédentarisation s'est manifestée au cours du XXe siècle, les observations de Corneilles mantelées nordiques mêlées à des Corbeaux freux étant devenues irrégulières après 1935 ; dans le canton de Vaud, leur arrivée a été notée au plus tôt le 28 septembre 1949 au lac de Bret VD, et leur départ au plus tard après le 23 mars 1958 à Grandcour VD.
Entre les périodes d'atlas 1972-76 et 1993-96, le nombre de carrés occupés par la Corneille noire est passé de 441 à 445, ce qui représente un élargissement de 1 % de l'aire de reproduction, notamment au Tessin. Dans la région du lac de Constance, l'effectif a significativement augmenté de 37 % entre 1980-81 et 1990-92, l'aire de nidification étant demeurée inchangée. Quant à la Corneille mantelée, le nombre de carrés occupés est passé de 53 à 93 entre les périodes d'atlas 1972-76 et 1993-96, ce qui représente une expansion de 75 % de l'aire de nidification, surtout dans les Grisons et en Valais. La même tendance a été constatée dans le canton de Zurich ainsi que dans la région du lac de Constance. Inversement, les apparitions hivernales de Corneilles mantelées nordiques, autrefois régulières sur le Plateau, sont devenues rares depuis les années trente. En France, où la Corneille mantelée était abondante dans le nord et l'ouest au XIXe siècle, la population hivernante est passée d'env. 500 ind. en 1966/67 à moins d'une dizaine au début des années 1990. La même tendance a été observée en Allemagne et aux Pays-Bas, témoignant probablement de la sédentarisation de l'espèce ; un retrait vers l'est en raison de la concurrence avec la Corneille noire a également été évoqué. La dynamique des populations est assez complexe, étant donné que les groupes d'individus non nicheurs peuvent représenter plus de 40 % de l'effectif global. Une montée en altitude des nicheurs semble se dessiner, puisqu'au début des années soixante, les nidifications les plus élevées se situaient vers 2'000 au Riederhorn VS et au-dessus de Silvaplana GR, alors qu'elles se trouvent à 2'100 m aujourd'hui.

Omniprésente et opportuniste, la Corneille noire/mantelée est particulièrement abondante dans les cultures et pâturages parsemés d'arbres, les abords des villages et les parcs urbains ; elle évite les grands massifs forestiers compacts. Alors que les couples reproducteurs défendent des territoires plutôt en bordure des massifs boisés, les groupes d'oiseaux non-nicheurs se tiennent dans les régions basses riches en ressources alimentaires. Depuis le début du XXe siècle, cette espèce autrefois campagnarde s'est adaptée à la vie urbaine, sa relation avec l'homme s'étant pacifiée. Diurne, la Corneille se nourrit en été de gros insectes (coléoptères Coleoptera, orthoptères Orthoptera et chenilles Lepidotera notamment), d'araignées, de myriapodes, gastéropodes (anodontes), lombrics, crustacés (écrevisses), batraciens, reptiles, d'œufs et d'oisillons, occasionnellement d'oiseaux adultes au nid (hirondelles, moineaux, voire Martinet noir) aussi de micromammifères ; en automne et en hiver, le régime alimentaire se compose surtout de graines et de fruits divers, de tubercules (betteraves, pommes de terre), de cadavres d'animaux tués sur la route ainsi que de déchets ou d'autres aliments fournis par l'homme. En hiver, les Corneilles peuvent s'associer pour capturer des oiseaux tels que Bruants jaunes ; elles sont capables de tuer un Pic vert, un Pic cendré ou une Perdrix grise adulte, et d'achever une Buse variable ou un Lièvre brun Lepus europaeus affaibli. La nourriture est généralement prélevée au sol en marchant dans l'herbe rase, dans les champs labourés, au bord des routes, aussi sur les rivages, digues et îlots ; les fruits peuvent être cueillis sur les arbres et les gros insectes capturés au vol (hannetons Melolontha melolontha, frelons Vespa carbo p. ex.) en les guettant depuis un perchoir. La Corneille subtilise parfois les proies d'autres prédateurs tels que le Grèbe castagneux, le Goéland leucophée, la Mouette rieuse, la Buse variable ou le Milan noir. Les poulaillers sont occasionnellement visités pour y prélever des œufs ou des poussins. La silicone des rebords de fenêtre est systématiquement picorée. Une technique classique pour ouvrir une noix ou une moule (anodonte) est de la laisser tomber sur une route depuis une hauteur de 3-15 m pour en briser la coquille. Les insectes écrasés sur les calandres des voitures sont parfois picorés. Des pelotes contenant des fragments de chitine, des poils et des os sont régulièrement régurgitées. En prévision des jours de disette, la Corneille constitue des réserves en cachant de la nourriture, p. ex. dans des tas de feuilles mortes. Souvent inactive pendant de longues périodes, elle observe les alentours depuis un arbre, un poteau, un fil ou un bâtiment. Effrontée, elle semble prendre un malin plaisir à tyranniser d'autres oiseaux, p. ex. en leur tirant des plumes de la queue, sans motif apparent. Les jeux aériens tels que piqués, remontées en chandelles ou autres vols acrobatiques sont fréquents lors des jours de grand vent ; certains oiseaux laissent tomber des objets (rameaux, noix vide) depuis une certaine hauteur puis le reprennent pour recommencer. D'autres jeux consistent à se suspendre par une patte à un fil aérien, tête en bas, parfois en exécutant une pirouette, ou se livrer à des chassés-croisés à plusieurs. En hiver, certains oiseaux semblent entretenir leur plumage en s'ébrouant dans la neige en se laissant glisser sur le dos, comme à Brünisberg FR en février 1988. Autant les couples territoriaux et agressifs pendant la période de reproduction que les groupes de non-nicheurs prennent systématiquement en chasse les rapaces tels que Buse variable, Milan noir, Busard Saint-Martin ou Epervier d'Europe passant à proximité et houspillent sans relâche les rapaces nocturnes (Chouette hulotte, Effraie des clochers) lorsque leur gîte diurne est découvert ; certaines corneilles s'acharnent contre leur image reflétée dans une vitre. Lorsque l'une d'elle est victime d'un Autour des palombes, son principal prédateur, des dizaines voire des centaines de Corneilles noires solidaires se regroupent pour lui venir en aide ; elles s'associent aussi pour houspiller d'autres prédateurs (chats, Putois Mustela putorius). Une femelle immobilisée par une balle de fusil qui l'avait touchée à l'aile a été nourrie par son partenaire pendant plusieurs mois, jusqu'à son rétablissement. Deux oiseaux ont succombé suite à une infection par des microfillaires du sang. Grégaires en automne et en hiver, les Corneilles noires se regroupent et fréquentent des dortoirs collectifs hébergeant jusqu'à 500, voire temporairement plus de 1'000 individus, typiquement dans de hauts peupliers riverains, leur concert de croassement se prolongeant jusque dans la nuit. Elles accompagnent souvent les Corbeaux freux dans leurs pérégrinations quotidiennes, parcourant jusqu'à 20 km chaque jour entre les lieux de gagnage et le dortoir ; une Corneille noire baguée à Dorigny/Lausanne VD traversait solitairement chaque jour le Léman dans sa plus grande largeur (13 km, soit 26 km/jour) pour aller se nourrir à Evian F ! Quelques dortoirs comptent jusqu'à plus de Corneilles. Outre le croassement bien connu « croaa », la Corneille émet d'autres sons gutturaux « craou » et geignards « rrèèh »ou des « clonk » métalliques ; elle peut imiter le Crave à bec rouge. Le chant est un est babil confus en sourdine ponctué de gargarismes et d'imitations, émis par les deux sexes.

La Corneille noire/mantelée niche isolément sur des arbres, même au cœur des villes ; contrairement à d'autres corvidés, elle ne niche jamais en colonie. Le nid de branchettes, de rameaux, de terre et d'herbes sèches, garni de crins, de mousse et de laine, est calé sur une fourche de branches élevée ou contre un tronc, parfois sur un pylône ou dans une falaise, exceptionnellement en nichoir, généralement à grande hauteur (jusqu'à 25 m au-dessus du sol) ; il est occasionnellement situé plus bas dans un buisson épineux (jusqu'à 2 m de hauteur). La construction débute généralement mi-mars, parfois plus tôt ; d'anciens nids sont parfois réutilisés. La ponte des 4-5 (3-7) œufs a lieu fin mars/début avril, au plus tôt vers mi-mars : une couvée de 6 oeufs le 23 mars 1953 à Lausanne VD ; un jeune volant mal le 7 mai 1959 à Schneit-Hagenbuch ZH, ce qui situe la ponte avant le 20 mars. Les derniers jeunes quittent le nid vers mi-juillet, un envol ayant encore été observé le 20 juillet 1938 à La Côte VD. L'incubation par la femelle dure 18-19 (17-21) jours dès la ponte du premier ou du dernier oeuf. Les jeunes quittent le nid au bout de 31-32 jours et sont indépendants env. 1 mois plus tard. L'instinct de couvaison est très fort, une femelle ayant continué l'incubation pendant un jour après qu'on lui ait retiré ses œufs. Il n'y a qu'une ponte annuelle, pouvant être remplacée en cas de destruction précoce. La maturité sexuelle est atteinte à l'âge de 2 ans. Les oiseaux se reproduisant en campagne ont un succès plus élevé que ceux nichant en ville. L'espèce est si abondante que les adultes les moins vigoureux ne peuvent se reproduire, faute de territoire ; ces groupes de non-nicheurs vivant à côté des coulpes cantonnés représentent 40 % de la population helvétique globale. Au Wauwilermoos LU, 3 couples/km2 ont été recensés, plus 6-18 ind. non fixés, tandis que dans les collines adjacentes semi-boisées, la moyenne était de 3.7 paires/km2, pratiquement seules. Aux alentours de Bâle, la densité atteignait 15 couples/km2, mais jusqu'à 28 (6 coulpes nicheurs) dans les secteurs favorables ; sur le plateau de Diesse BE, 9 couples/km2 ont été trouvés ; sur 15 km2 près de Lausanne VD, la moyenne était en 1975 de 2.1 couples/km2. Sur le Plateau et dans le Jura, la densité a été évaluée en 1962 à 3-10 paires/km2.

Comme en de nombreuses régions d'Europe centrale, l'accroissement de la population helvétique va de pair avec la réduction de la persécution par l'homme, l'urbanisation croissante et l'amélioration de l'offre en nourriture pour cette espèce facilement adaptable. Autrefois intensivement pourchassée, l'espèce est encore combattues par endroits : en moyenne 14'906 Corneilles noires et 71 Corneilles mantelées ont été abattues en Suisse chaque année entre 1992 et 1999. Des cadavres de corneilles sont encore parfois pendus à des gibets pour servir d'épouvantails.



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