Oiseaux.ch

Le portail de référence des oiseaux sauvages en Suisse

Observation, étude, protection et photographie des oiseaux sauvages

La chronique
de Lionel Maumary

Almanach des migrations

Invasion de Râles des genêts !

Lionel Maumary, Oiseaux.ch, 05.07.2014

Depuis début juin 2014, un nombre inhabituel de Râles des genêts (Crex crex) chanteurs ont été découverts en Suisse, notamment une trentaine dans les Grisons et une vingtaine dans l'Oberland bernois. En Suisse romande, des mâles chanteurs ont été repérés à la Vallée de Joux, dans le Jura neuchâtelois, au Noirmont JU, dans les Préalpes fribourgeoises et même dans la basse plaine du Rhône à Vouvry VS et aux Grangettes VD, où le dernier mâle chanteur avait été noté en 1957 ! Il vaut donc la peine d'ouvrir les oreilles et de prospecter les prairies non encore fauchées, surtout entre 1'000 et 1'400 m, où il devrait en rester quelques-unes jusqu'au 15 juillet. Petit inconvénient, c'est entre 22h et 4h du matin qu'on a le plus de chances d'entendre son raclement...


illustration

Les rares indications sur la densité des nicheurs dans la première moitié du XXe siècle montrent que l'espèce était abondante, aussi bien en plaine qu'en montagne: en 1904, le Râle des genêts était considéré comme « très répandu dans tout le pays, et nicheur plus ou moins abondant suivant les localités ». A cette époque, les chasseurs « en levaient 30 par jour sans se fatiguer » dans la plaine du Rhône près d'Illarsaz VS. En 1928, 37 chanteurs ont été recensés sur un tronçon de 8 km entre la Oberkirch LU et la gare de Sempach LU ; en 1915, non moins de 22 nids ont été détruits pendant la fenaison dans le vallon de St-Imier vers 900 m d'altitude à Renan BE ! La population helvétique devait alors se chiffrer en milliers de couples, notamment lors des années d'afflux ; de fortes et irrégulières fluctuations avaient déjà été constatées au marais de Kaltbrunn SG au début du siècle. Depuis 1930, l'espèce n'a cessé de se raréfier : dans le marais de Lauenen BE, jamais plus de 6 chanteurs ont été recensés après 1944 et en 1960, elle manquait déjà dans de nombreux endroits où elle était connue auparavant, puis le déclin s'est accéléré et les effectifs ont atteint leur niveau le plus bas dans les années huitante, l'espèce ayant même totalement manqué en 1980. En 1990, un afflux exceptionnel s'est produit, notamment dans la vallée de la Sagne et des Ponts-de-Martel NE, où au moins 10 mâles chanteurs étaient cantonnés et une famille a pu être observée. Pratiquement aucune observation n'a été effectuée l'année suivante malgré des recherches intensives. Pendant la période de l'atlas 1993-96, seuls 22 carrés ont révélé la présence de mâles cantonnés, alors qu'il y en avait encore 47 entre 1972 et 1976, ce qui représente une diminution de 53 % en vingt ans. Alors que seuls 8-12 mâles chanteurs ont été recensés en Suisse de 1996 à 1998, une augmentation spectaculaire a été enregistrée en 1999 et 2000, avec respectivement 46 et 53 mâles chanteurs cantonnés et plusieurs nidifications. Ces afflux sont probablement en relation avec les populations d'Europe de l'Est, qui profitent momentanément de la déprise agricole, en Russie notamment.

Le Râle des genêts niche à travers la zone tempérée et steppique d'Eurasie, de la France et l'Irlande au lac Baïkal en Sibérie, limité au sud par les mers Méditerranée, Noire et Caspienne et atteignant presque le cercle polaire en Scandinavie. L'ensemble de la population hiverne dans le sud-est de l'Afrique, de la Tanzanie à l'Afrique du Sud. Avec plus de 60'000 couples, la Biélorussie héberge les deux tiers de la population européenne (Russie non comprise) ; la Russie abrite quant à elle 10'000-100'000 couples.

En Suisse, l'espèce était bien répandue en plaine sur le Plateau et aux Bolle di Magadino TI ainsi que dans les grandes vallées jurassiennes et alpines jusqu'au début du XXe siècle. Jusque vers 1950, les sites les plus régulièrement occupés en plaine au nord des Alpes étaient le marais de la Versoix VD/F, la plaine du Rhône, les environs du lac de Hallwil AG et de Baldegg LU, la plaine de la Reuss entre Maschwanden ZH et Hermetschwil AG, les marais du haut lac de Zurich, la plaine de la Linth SG, les environs du lac de Pfäffikon ZH, la vallée du Rhône valaisanne et la vallée du Rhin saint-galloise. Dans le Jura, le Râle des genêts occupait les hautes vallées neuchâteloises et le vallon de St-Imier BE ; dans les Alpes, on le trouvait au Pays d'Enhaut VD, dans le Simmental BE, le Haslital, la vallée du Rhin grisonne jusque dans le Domleschg, le Schanfigg, le Prättigau et en Engadine. Depuis 1980, le Râle des genêts ne niche plus qu'en montagne : dans le Jura, on le trouve encore régulièrement entre 1'000 et 1'100 m d'altitude dans les hautes vallées neuchâteloises de la Sagne/Les Ponts-de-Martel et de la Brévine, des Brenets, de la Chaux-de-Fonds ainsi que, certaines années, dans la vallée de Joux VD et autour du lac limitrophe des Rousses ; dans les Alpes, la seule région régulièrement occupée par des groupes de mâles chanteurs se trouve dans les Grisons près de la frontière autrichienne en Basse-Engadine, des isolés étant aussi signalés certaines années en Haute-Engadine et dans d'autres vallées alpines : Hérens VS, Conches VS, les Ormonts-Dessus VD, Gurnigel BE, Urserental UR. Dans le Jura, les nidifications les plus élevées proviennent du col de la Tourne NE à 1'131 m d'altitude, à la Sagne NE et aux Roulet NE à 1'000 m ; dans les Alpes, elles ont été certifiées à Lauenen BE à 1'250 m, à Andermatt VS à 1'450 m, à Tschlin GR vers 1'500 m, le record d'altitude étant à Chersaule/Diablerets VD à 1'600 m. De petites populations subsistent dans la plaine du Rhin aux Ruggeller Riet et Bangser Riet, à la frontière entre le Liechtenstein et le Vorarlberg autrichien. Des chanteurs en migration peuvent occasionnellement être entendus au printemps en plaine et jusque vers 2'000 m dans les Alpes en juillet. Les migrateurs franchissent régulièrement les Alpes en automne, comme en témoignent les captures au col de Bretolet VS et au col de Jaman VD.

Dès mi-août, des oiseaux se dispersent hors des sites de nidification, la migration débutant en septembre, culminant dans la seconde moitié de ce mois et se termine en octobre. L'observation la plus tardive date du 12 novembre 1959 à Zurich-Altstetten (H. Peter). Dans la première moitié du XXe siècle, les migrateurs de printemps arrivaient généralement dès début mai, parfois en avril voire en mars : la donnée la plus précoce date du 16 mars 1924 aux Bolle di Magadino TI. La migration culminait dans la seconde moitié de mai jusqu'à début juin. Aujourd'hui, l'espèce est rarement observée en mai pendant la migration, généralement en plaine, l'arrivée des chanteurs en montagne culminant dans la seconde moitié de juin et s'échelonnant jusqu'à fin juillet au rythme des fenaisons qui déplacent les oiseaux. Les séjours prolongés ne sont généralement plus notés qu'au-dessus de 1'000 m d'altitude et seulement à partir du mois de juin (Jura occidental et Grisons principalement). Il existe 3 reprises en Suisse d'oiseaux bagués. Un jeune bagué le 13 septembre 1930 à Hitzkirch LU a été tiré le 1er octobre 1931 à St-Jeoire (Haute-Savoie, France), 181 km au sud-ouest ; un mâle adulte bagué le 26 juin 1973 dans le Gelderland (Pays-Bas) a été capturé par un chat le 25 août 1976 à Heimenschwand BE, 584 km au sud. La reprise d'un mâle bagué comme chanteur le 4 juin 1999 à Polna (Ceské Budejoice, République tchèque) et contrôlé 17 jours plus tard à l'Auberson VD, comme chanteur également, est un exemple rare de migration intermédiaire : ce mâle a défendu deux territoires distants de 614 km au cours de la même saison de reproduction !

En Suisse, le Râle des genêts se cantonne presque exclusivement dans les prairies de fauche extensives. La composition de la végétation importe peu, mais elle doit avoir au moins 30 cm de haut pour assurer un couvert suffisant. La diversité floristique garantit cependant l'offre suffisante en invertébrés terrestres (lombrics, mollusques, isopodes, arachnides et insectes), amphibiens, reptiles et micromammifères dont il se nourrit en picorant au sol ou dans les herbes. Son régime alimentaire est complété par des graines, pousses et parties vertes de plantes. Contrairement aux autres rallidés européens, l'espèce n'est pas directement liée à l'eau : en Basse-Engadine, elle occupe des prés secs et pentus entre 1'000 et 1'850 m. Ses sites de nidifications se trouvent cependant le plus souvent en bordure de bas-marais en raison de la présence de milieux non fauchés, permettant son installation au début de la saison de reproduction notamment. Devant la faucheuse, il préfère fuir à pied et ne s'envole qu'en dernière extrémité, s'obstinant à se réfugier dans les derniers mètres carrés de prairie et se faisant par conséquent souvent mutiler ou tuer. Malgré son vol rasant et apparemment maladroit, c'est un migrateur endurant capable de survoler les Alpes et de traverser la Méditerranée et le Sahara. Pendant la nuit, surtout entre 22h et 5h du matin, le mâle lance inlassablement son double appel « crrrr-crrrr », comparable au bruit produit par le frottement des dents d'un peigne sur une boîte d'allumettes, sonnant « crek-crek » de loin, à intervalles réguliers d'env. une seconde ; depuis son poste de chant fixe, il peut donc lancer jusqu'à 50'000 appels par nuit !. De jour, il lance irrégulièrement quelques appels et chante même parfois aussi de façon soutenue. Les mâles ne se cantonnent pas de façon homogène dans une grande surface d'habitat favorable mais se regroupent en agrégats, ce qui augmente la probabilité d'attirer une femelle. Les chanteurs entendus durant la nuit ne permettent pas de conclure à la présence d'un couple, les mâles non appariés étant particulièrement loquaces ; au contraire, leur activité vocale devient intermittente ou cesse même complètement une fois accouplés.

En Suisse, la ponte débutait jadis normalement vers mi-mai en plaine, parfois même à fin avril déjà, comme en témoigne la découverte d'un nid contenant 12 œufs le 11 mai 1951 dans la plaine du Rhône en Valais central. En montagne, où l'espèce se reproduit presque exclusivement aujourd'hui, surtout entre 1'000 et 1'600 m d'altitude, elles ont lieu en juin et juillet ; elles constituent dans la plupart des cas une deuxième couvée, impliquant une migration intermédiaire depuis la France, l'Autriche, l'Allemagne ou l'Italie voisines, voire des pays d'Europe de l'Est comme la Pologne ou la République tchèque, comme cela a pu être montré par le contrôle d'un mâle bagué. En altitude, le retard de la végétation impose une première fauche plus tardive permettant aux oiseaux de s'installer, mais ceux-ci n'ont pratiquement jamais le temps de commencer à nicher avant la fenaison et, le cas échéant, les couvées sont systématiquement détruites par les faucheuses, tuant le plus souvent la femelle sur le nid. La construction du nid, une cuvette grattée au sol et garnie de brins d'herbes sèches, dissimulée dans la haute végétation de la prairie, dure une dizaine de jours. Sur 9 nids trouvés en Suisse, 4 comptaient 12 œufs et les autres 6-10 œufs ; un autre nid contenait exceptionnellement 18 œufs. L'incubation par la femelle seule, une fois la ponte complète, dure 16-19 jours ; les éclosions sont synchrones. Les jeunes se nourrissent seuls après 3-4 jours et sont capables de voler à 34-38 jours. Le temps nécessaire à l'accomplissement du cycle de reproduction est donc d'env. 70 jours ; comme la plupart des oiseaux commencent à nicher vers mi-juin en Suisse, les jeunes sont capables de voler vers fin août.

Le Râle des genêts appartient à la catégorie des espèces menacées au niveau mondial en raison de son déclin généralisé dans la majeure partie de son aire de répartition. Un déclin d'env. 50 % a été constaté en Europe, en Russie et en Afrique en vingt ans. Comme dans la plupart des pays européens, ses effectifs ont chuté en Suisse au cours du XXe siècle avec l'intensification de l'agriculture. L'espèce est devenue extrêmement rare en plaine ainsi que pendant la première moitié de la saison de reproduction. L'inversion de la répartition altitudinale est due à la disparition des prairies extensives en plaine, qui chasse le Râle des genêts en limite de niche écologique, alors que l'arrivée tardive est due à l'absence de végétation herbacée suffisamment haute en montagne au début du printemps. La mécanisation de l'agriculture, avec des machines toujours plus rapides et performantes, est l'une des principales causes du déclin de l'espèce. Lorsqu'il ne se fait pas tuer, le Râle des genêts se fait souvent mutiler : en 1999 en Suisse, 3 mâles adultes et un poussin capturés avaient respectivement des doigts, une aile et une patte sectionnés par une faucheuse. Une méthode de fauche centrifuge, en conservant des bandes-abris d'au moins 5 m de largeur, en utilisant une motofaucheuses plutôt qu'une faucheuse rotative et à une vitesse n'excédant pas 5 km/h, réduit considérablement la mortalité des jeunes et des adultes. Un recoin de quelques mètres carrés épargné par la fauche permet de sauver une famille entière, comme cela a pu être mis en évidence à plusieurs reprises en Suisse. La conservation à long terme du Râle des genêts nécessite la préservation, l'agrandissement et la revitalisation des habitats favorables à sa nidification, de don arrivée jusqu'à son départ en migration. En premier lieu, il manque en plaine des grandes surfaces de prairies maigres possédant une hauteur de végétation suffisante au début du printemps. La création de jachères florales permet de compenser en partie ce manque, comme en témoignent quelques observations récentes de mâles chanteurs en plaine. Un relief accidenté et une végétation variée avec des structures isolées offrent des possibilités de refuge pendant la fauche. Dès 1996, un programme conservatoire d'urgence a été lancé par l'Association suisse pour la protection des oiseaux (ASPO), parallèlement à l'élaboration d'un plan d'action sur le long terme : les mâles chanteurs ont été systématiquement recensés et des contrats ont été passés avec les agriculteurs afin de retarder la fauche dans les prairies hébergeant un oiseau cantonné. Les sites prioritaires pour la protection du Râle des genêts ont été répertoriés, pour lesquels des mesures conservatoires sont proposées. Le potentiel colonisateur de cette espèce migratrice est un atout important pour son éventuel retour et justifie la mise en œuvre de ces mesures sur le long terme : dans les régions n'hébergeant que quelques oiseaux isolés, les prairies ne devraient pas être fauchées avant le 15 août, de préférence en septembre là où cela est possible. Si un effectif régulier de mâles chanteurs peut être établi dans une région, une stratégie moins restrictive peut être adoptée, soit une fauche échelonnée de différentes parcelles en mosaïque permettant au Râle des genêts de trouver un couvert suffisant à tout moment. Ces mesures servent également à d'autres espèces d'animaux et de plantes au statut précaire vivant dans le même milieu, tels que la Caille des blés, l'Alouette des champs, le Pipit farlouse et le Tarier des prés notamment. Pendant sa longue migration, le Râle des genêts est en outre victime d'une chasse intensive, notamment en Egypte, et son vol bas et relativement lent le rend vulnérable aux câbles aériens et aux prédateurs.



pub

Almanach des migrations

A propos de Lionel Maumary